Irène Demzuck
Un couple, une île,
Un rêve, une passion.
Chassée de la grande île,
Mon amante devenue ma maison. Tonne l’orage imprévisible
Tempête de mots, pluie de geste
Que reste-il de mon île céleste? Une blessure indicible.
La violence occupe la vie de certaines lesbiennes. Cette violence ne prend pas fin avec la parole méprisante ou le geste agressant. Comme une intruse, elle s’installe au plus profond de notre être; elle habite nos pensées, accapare notre temps et tue à petit feu notre vitalité. La violence nous enferme dans la peur, la honte et la négation de soi. En devenant lesbiennes, nous avons pour la plupart connu ces sentiments, et le rejet réel ou appréhendé de notre entourage nous a plus d’une fois contraintes au silence et au repli or la violence érige à son tour des murs qui nous éloignent de nos amies, nos enfants, notre famille et nos collègues de travail. La violence crée un deuxième enfermement.
La violence fait mal. Elle est douleur vive pour celles qui la vivent, et meurtrissure longue à cicatriser chez celles qui l’ont vécue. Mais pour toutes les lesbiennes, la violence est aussi ce glaive ayant transpercé le cœur de notre communauté rêvée, chavirant notre conception des femmes et des relations d’amour entre femmes; bouleversant la croyance et le désir si profonds d’être à l’abri de l’agression patriarcale. Maintenant que nous savons, il n’y a plus d’île mythique des amantes, plus de terre promise pour les exilées que nous sommes si souvent, dans notre propre société. C’est pourquoi la violence entre lesbiennes fait si mal. Elle est non seulement une blessure de l’esprit et du corps, elle est aussi une blessure à l’imaginaire, une blessure à l’identité. Et lorsque les médias s’emparent de ce glaive pour le retourner contre nous, c’est toute la communauté lesbienne qui est atteinte.
Agir sur la violence nous oblige à réaliser ce passage de la communauté utopique à la communauté réelle; à accepter la réalité multiple des lesbiennes telle qu’elle se présente. C’est dans cet esprit que nous avons rédigé ce dossier.
La violence chez les lesbiennes n’est plus aussi enveloppée de silence qu’auparavant. Une recherche sommaire nous a permis de recenser plus de 60 articles et plusieurs livres sur le sujet. En mars 1995, deux d’entre nous sommes interpelées pour une consultation visant à induire un volet sur la violence chez les lesbiennes dans le cadre de la politique québécoise en matière de violence conjugale. Nous réunissons rapidement un petit groupe composé majoritairement d’intervenantes2 et concoctons, en moins d’une semaine, un document de vingt pages incluant propositions et recommandations. Fières de notre travail, nous avons poursuivi nos échanges et vous offrons les fruits de cette action concertée.
Vous trouverez dans ce dossier des articles qui décrivent cette violence et donnent des moyens aux lesbiennes qui la subissent comme à celles qui l’exercent de mettre fin à cette dynamique. Nous avons préféré utiliser le terme « violence » plutôt que « abus », en vogue actuellement aux États-Unis, car ce dernier signifie « user avec excès ». Or, user de violence à l’endroit d’une femme, peu importe sa forme et son degré de gravité, est inacceptable3. Nous employons aussi avec parcimonie le terme « violence conjugale », car nos modèles de vie amoureuse sont différents, à certains égards, de ceux vécus chez les couples hétérosexuels.
Enfin, nous espérons que ce dossier donnera le courage aux lesbiennes de parler. La parole est cette petite clé précieuse qui permet de sortir de la honte et de la peur. Et la mise en commun des paroles est la première étape pour développer des analyses et des ressources adaptées à notre réalité et à nos besoins.
Mais surtout, il faut parler de la violence pour retrouver la joie d’aimer et d’être aimée par une femme.
1. L’expression est utilisée en référence à L’île des amantes de Micheline Grimard-Leduc, publié à compte d’auteure en 1982. Un des premiers essais québécois à célébrer la culture lesbienne.
2. Le « groupe des six » est formé de : Josette Bourque, Irène Demczuk, Françoise Guay, Karol O’Brien, Louise Picard et Anne Richard-Webb.
3. Pour les mêmes raisons, nous avons préféré le terme « agresseure » à celui d’ « abuseure ». Merci à Louise Picard de nous avoir éclairées sur ce sujet.