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Agir publiquement pour contrer la violence

Irène Demczuk

Deux réunions d’équipe, une nuit blanche pour la rédactrice, une représentation publique et un nombre impressionnant d’appels téléphoniques pour suivre notre dossier dans le labyrinthe bureaucratique, voilà ce qu’il aura fallu pour qu’une politique provinciale en matière de violence conjugale traite, pour la première fois au Canada, des lesbiennes. Ce n’est pas grand’chose. Et malgré le stress d’un échéancier trop court, nous sommes parvenues à établir des consensus clairs et solides sur toutes les propositions et recommandations soumises au Comité interministériel de coordination en matière de violence conjugale et familiales1.

La consultation

Pareil exercice ne se réalise pas sans embûches. Nous n’étions évidemment pas les seules appelées à cette consultation. Entre autres, des personnes invitées ont présenté un portrait démesuré de la violence chez les lesbiennes, prétendue plus importante que la violence des hommes à l’endroit des femmes et celle vécue chez les couples gais. Nous avons dû débattre fermement des limites méthodologiques des études citées et de son interprétation non scientifique pour que cette vision ne soit pas retenue, et qu’on admette l’absence de données québécoises valides et fidèles pour soutenir cette hypothèse.

Par ailleurs, le Comité avait initialement privilégié une vision homogène de la violence chez les couples de même sexe. Nulle distinction n’était établie entre la conjugalité des gais et celle des lesbiennes, alors que les relations amoureuses sont vécues selon des modèles différents. Du côté des ressources, nous faisions valoir que proposer à une lesbienne violente de suivre une thérapie avec des hommes hétérosexuels et homosexuels violents serait une stratégie d’intervention dont l’efficacité serait douteuse. A moins d’un revirement inattendu du Comité, l’établissement d’une problématique distincte pour les lesbiennes et les gais sera sans doute une de nos plus importantes victoires. Elle servira à chacun de ces groupes qui trouveront ainsi des ressources mieux adaptées à leurs réalités.

Les propositions

Nous avons présenté au Comité interministériel six propositions assorties d’une série de recommandations visant à adapter et développer des ressources pour les lesbiennes touchées par la violence conjugale. Il est impossible de reproduire ici l’ensemble de ce document d’une longueur de vingt pages; nous résumons donc les propositions et vous transmettons textuellement les recommandations2.

1. Reconnaître d’abord la conjugalité chez les lesbiennes

Nous avons souligné le paradoxe du gouvernement du Québec qui, d’un côté, ne reconnaît pas la réalité conjugale des lesbiennes, notamment en n’accordant aucun statut aux unions de fait entre personnes de même sexe, et de l’autre, s’apprête à reconnaître la violence conjugale chez celles-ci. Nous avons fait valoir que pour éliminer cette violence, il fallait d’abord reconnaître socialement, en toute légitimité, l’existence de relations conjugales entre femmes.

2. Reconnaître notre ignorance quant à l’ampleur de cette violence

Nous avons réalisé une recension sommaire des études portant sur la violence chez les couples de femmes et procédé à une critique méthodologique visant à démontrer que nous ne pouvions actuelle- ment statuer sur la fréquence de ce type de violence au Québec. Nous avons également critiqué l’idée selon laquelle les lesbiennes vivraient plus de violence conjugale alors que les gais seraient plus exposés à la violence publique.  En l’absence de données sérieuses, en particulier sur la violence chez les couples d’hommes, cette croyance ne fait que reconduire, disions-nous, le vieux schéma d’interprétation associant les femmes à la sphère privée et les hommes à la sphère publique.

« Elle restait éveillée la nuit et cherchait à me faire parler pendant mon sommeil. Elle se servait ensuite de ce que je disais pour me faire des crises de jalousie…Je n’ai plus jamais dormi de la même façon. »

3. Nuancer plutôt que calquer nos schémas d’interprétation

Nous avons montré combien il était hasardeux d’affirmer que la violence entre lesbiennes est «la même» que celle vécue par les femmes hétérosexuelles. Les moyens de la violence ne sont pas nécessairement identiques. De plus, la violence entre lesbiennes n’est pas une violence systémique: elle est un moyen pour une individue d’assurer le contrôle sur sa partenaire. Elle n’est pas soutenue et renforcée par le mariage, la dépendance économique, la division sexuelle des tâches, l’inégalité salariale entre les sexes et un système judiciaire plus clément envers l’agresseur. Elle n’est pas encouragée par la télévision, le cinéma et la pornographie. Contrairement aux femmes hétérosexuelles violentées, la plupart des lesbiennes ne dépendent pas économiquement de leur conjointe, n’ont pas à entamer de procédures de divorce, et sont moins souvent mères. Mais plus important encore, les lesbiennes ne profitent pas, en tant que groupe social, du pouvoir que l’une d’entre elles impose à une autre. Lorsque la relation cesse, ce contrôle personnel s’effondre. Par contre, la violence de certains hommes assure non seulement la domination personnelle d’un individu mais contribue à maintenir le pouvoir de l’ensemble des hommes sur les femmes, comme l’ont montré depuis vingt ans les analyses féministes.

Au terme d’une analyse plus détaillée, nous avons fait valoir que l’on projette trop souvent et sans discernement la grille de connaissances utilisée actuellement pour la violence conjugale dans un contexte hétérosexuel sur le vécu des lesbiennes.

Bref, qu’il existe des biais hétérosexistes importants dans la façon dont on parle et analyse la violence chez les couples de femmes.

4 Adopter une approche féministe en la complexifiant

Devant la critique sévère adressée à l’approche féministe par d’autres participantes et participants à la consultation, nous avons exprimé le désir de continuer à analyser la violence chez les lesbiennes dans cette perspective, mais en la complexifiant, en y incluant notamment les effets de l’hétérosexisme et de l’homophobie dans la vie des lesbiennes.

5 Distinguer la problématique de la violence chez les couples de lesbiennes de celle vécue chez les couples d’hommes gais

Essentiellement, nous avons exposé en quoi les communautés gaie et lesbienne sont distinctes et comment les modes de vie conjugaux diffèrent.

 

6 Adapter les ressources existantes et en développer d’autres

Enfin, nous avons tracé un portrait sommaire des difficultés rencontrées par les lesbiennes lorsqu’elles demandent de l’aide dans le réseau de la santé et des services sociaux et auprès des ressources communautaires.

« À un moment donné, elle a perdu sa job  elle disait ne plus être capable d’endurer son boss. Moi pour l’aider, j’ai payé. Après, quand elle a commencé une nouvelle job, elle disait qu’elle s’était endettée. J’ai continué à payer; ma paye y passait…Quand j’ai voulu partir, je ne pouvais pas, je n’avais plus une cenne… »

LES RECOMMANDATIONS
  • Reconnaître les relations conjugales entre lesbiennes, notamment par la reconnaissance des unions de fait entre personnes de même sexe.
  • Combattre les préjugés hétérosexistes et homophobes et démystifier la réalité lesbienne en la présentant comme une réalité saine.
  • Augmenter l’accès des lesbiennes aux ressources d’aide.
  • Adapter les programmes de sensibilisation en matière de violence conjugale afin de tenir compte de la réalité des lesbiennes.
  • Former les intervenantes et intervenants des organismes publics, parapublics et communautaires appelés à travailler auprès des victimes de violence conjugale, à la réalité sociale des lesbiennes.
  • Adapter les services aux besoins des lesbiennes victimes de violence et aux besoins des lesbiennes qui l’exercent.
  • Reconnaître l’expertise des groupes de femmes en ce qui a trait à l’intervention en matière de violence conjugale chez les lesbiennes et soutenir le développement de cette expertise.
  • Soutenir les organismes qui travaillent avec les femmes afin qu’ils puissent répondre aux besoins des lesbiennes touchées par la violence conjugale.
  • Sensibiliser les policiers et policières à la problématique de la violence conjugale chez les lesbiennes.
  • Favoriser des projets de recherche sur la problématique de la violence conjugale chez les lesbiennes.

ET APRÈS ?

Que reste-t-il de nos propositions et recommandations dans la version finale de la politique?  Sans doute très peu de l’esprit et de la lettre. Mais cette action aura au moins permis de mieux faire connaître les caractéristiques de cette violence et d’obtenir l’appui des représentantes des réseaux féministes et communautaires3.  Il nous faudra cependant continuer d’agir si nous voulons obtenir les services auxquels les lesbiennes ont droit, dans le respect de notre réalité.

1. Le Comité interministériel regroupe des représentantes des ministères de la santé et des services sociaux, de la justice, de l’éducation, de la sécurité publique ainsi que les secrétariats à la condition féminine et à la famille.

2. Le texte peut être obtenu en écrivant à Treize. Irène Demczuk avec la collaboration de Françoise Guay.  Proposition d’inclusion d’un volet sur la réalité lesbienne dans la politique québécoise sur la violence conjugale, mars 1995.

3. En bonne partie, grâce à l’extraordinaire travail de diffusion réalisé par Françoise Guay auprès des plus importantes organisations féministes offrant des services en matière de violence conjugale.

 

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